Suite de l'article publié dans le numéro de février 2021 dans la rubrique "Les clés du temps".
5. Napoléon convivial sur le champ de bataille
Ce ne sera qu’une brève évocation mais on ne peut parler de Napoléon sans parler champ de bataille. En effet, c’est là qu’il a construit sa légende. Une légende notamment née de son rapport privilégié aux soldats ; ici, nous mettrons en lumière la convivialité qu’il a pu avoir non avec les simples soldats (les exemples foisonnent pourtant) mais avec ses officiers généraux. Ainsi, prenons l’exemple du maréchal Etienne Macdonald (1765-1840), longtemps froissé avec Napoléon au début de l’Empire et qui, rappelé en 1809, se voit décerner le titre de maréchal de France sur le champ de bataille de Wagram même et à sa plus grande surprise… Il raconte lui-même :
« Je vis l’Empereur entouré de mes troupes qu’il complimentait ; il vint à moi et m’embrassa cordialement en me disant : Soyons amis désormais. –Oui, répondis-je, à la vie, à la mort » et j’ai tenu parole, non jusque-là pourtant mais jusqu’après la première abdication. Il ajouta : « Vous vous êtes vaillamment conduit et m’avez rendu les plus grands services comme dans toute cette campagne ; c’est sur le champ de bataille de votre gloire, où je vous dois une grande partie de cette journée d’hier, que je vous fais maréchal de France […] il y a longtemps que vous le méritiez. »
Un peu plus de deux ans auparavant, en juin 1807, l’armée française se trouve aux prises avec les Russes, des adversaires redoutables et coriaces. Nous sommes alors quelque part entre la Pologne et la Russie et le maréchal Michel Ney (1769-1815), l’un des meilleurs de la Grande Armée, surnommé le Brave des braves, vient d’être obligé de faire reculer ses troupes suite à un violent petit combat préliminaire avec les Russes… Venant en rendre compte à Napoléon, il en est inconsolable… Ce passage nous est rapporté par l’un des fidèles absolu de Napoléon, le Mamelouk (garde du corps oriental), Roustam Raza, un Arménien, que Napoléon a ramené d’Egypte en 1799 et qui assurera sa garde privée sans interruption de 1799 à 1814.
« L’empereur part pour le quartier-général du maréchal Ney, il était arrivé à onze heures du soir. Il a reçu le maréchal, il lui a dit, en riant :
‘’Comment, Monsieur le Maréchal Ney, vous vous êtes laissé battre par les Russes ?’’
Le maréchal lui dit : ‘’ Sire, je vous jure sur ma parole d’honneur, ce n’est pas ma faute. Ils m’ont attaqué, quand je ne m’y attendais pas, même avec grande force et moi j’avais dans ce moment-là bien peu de monde !’’
Je voyais que les larmes roulaient dans les yeux du maréchal. Il n’était pas trop content d’avoir battu en retraite.
L’empereur disait au maréchal Ney en soupant avec lui : ‘’Ce n’est rien, ça ; nous réparerons cette faute-là !’’ »
[…]
Quelques jours plus tard, le 14 juin 1807, la bataille de Friedland vient parachever le succès français lors de cette campagne et les Russes, malgré un courage hors-norme, sont submergés ; le maréchal Ney joue un très grand rôle dans cette victoire puisqu’il est chargé par Napoléon de porter l’assaut décisif et fatal pour les Russes, une mission dont il s’acquitte à la perfection. Roustam Raza raconte :
« La victoire était tout à faite en notre pouvoir. Au même instant, l’empereur fait venir encore le maréchal Ney, l’embrasse au bras le corps, en lui disant :
‘’C’est bien, Monsieur le Maréchal ; je suis fort content ; vous nous avez gagné la bataille !’’
Le maréchal dit :
‘’Sire, nous sommes Français, nous gagnerons toujours !’’ »
6. Napoléon tendre et émouvant
Passons à quelques anecdotes touchant à des moments où la sensibilité de Napoléon se trouve mise à nue, où l’on voit l’homme, parfois même le grand enfant, derrière le conquérant… La première dame de l’Impératrice, Sophie-Henriette Cohendet, se souvient du comportement touchant que Napoléon entretenait avec son fils, l’Aiglon, en 1811 alors que celui-ci n’a que quelques mois…
L’Empereur […] le prenait dans ses bras toutes les fois qu’il le voyait, le caressait, le contrariait, le portait devant une glace et lui faisait des grimaces de toute espèce. Lorsqu’il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer et lui barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l’Empereur riait et l’enfant, presque toujours de bonne humeur, paraissait recevoir avec plaisir les caresses bruyantes de son père. Il est à remarquer que ceux qui, dans ces occasions, avaient quelques grâces à solliciter de l’Empereur, étaient presque toujours sûrs d’être favorablement accueillis et qu’il serait fait droit à leurs réclamations. »
Si la guerre et ses horreurs ont souvent laissé de marbre -du moins en apparence- Napoléon, il y eut certaines exceptions et le secrétaire particulier de l’Empereur, le baron Agathon-Jean Fain (1778-1837) nous le montre lorsque Napoléon revient à Brienne le 29 janvier 1814 et qu’il découvre les dévastations qui ont été faites au château et à l’école militaire où il a été éduqué entre 1779 et 1784 soit entre ses 10 et 15 ans…
« On venait de se loger au château de Brienne : cette belle habitation était saccagée ; les balles avaient cassé toutes les vitres ; les souterrains servaient encore de retraite aux principaux habitants, que le concierge y avait cachés. Napoléon, élevé à Brienne, ne peut échapper aux souvenirs que ce lieu lui rappelle ; il reconnaît les principaux points de vue de la campagne et les retrouve en proie aux désastres de la guerre : il cherche du moins, à force de libéralités sur sa cassette, à soulager les nombreuses infortunes qui l’environnent. La dévastation du château et l’incendie de la ville l’affligent au-delà de toute expression. Le soir, retiré dans son appartement, il fait le projet de rebâtir la ville ; d’acheter le château, d’y fonder, soit une résidence impériale, soit une école militaire, soit l’une et l’autre : le sommeil vient le surprendre dans les calculs et les illusions de ce projet. »
Le Mamelouk de l’Empereur, l’Arménien Roustam Raza, était très aimé par Napoléon. Le passage suivant permet de mettre en valeur la relation assez tendre que Napoléon éprouvait pour les enfants surtout lorsqu’il s’agissait de ceux de ses proches comme, en l’occurrence ici, le petit Achille, né en 1806 et fils de Roustam Raza…
Un petit enfant de quatre ans donc qui n’a pourtant pas sa langue dans sa poche ! Son père écrit :
« L’empereur aimait beaucoup les enfants ; il me demandait souvent des nouvelles de mon fils. Un jour je le fis descendre avec moi dans la chambre de l’Empereur. Sa Majesté s’y trouvait. Elle lui dit aussitôt :
‘’Eh bien, te voilà, bon sujet !’’
Il avait, à cette époque, quatre ans, il tutoyait tout le monde, et n’avait pas plus de timidité qu’on en a ordinairement à son âge. L’empereur le fit placer dans l’embrasure de la fenêtre et l’enfant se mit aussitôt à toucher à ses ordres [médailles] et à le questionner sur cela.
L’empereur lui dit :
‘’On ne donne ces choses-là qu’à ceux qui sont sages. Es-tu sage toi ?
Il ouvre aussitôt de grands yeux et lui dit :
‘’Regarde dans mes yeux, plutôt.’’
‘’J’y vois qu’Achille est un fier polisson !’’
Choqué malgré moi parce qu’il tutoyait, je cherchai à lui faire signe, mais l’empereur s’en apercevant, lui fit me tourner le dos et l’enfant continua son babil mieux que jamais. L’empereur lui dit :
‘’Sais-tu prier Dieu ?’’
‘’Oui, lui dit-il, je prie tous les jours.’’
L’empereur lui dit : ‘’Comment te nommes-tu ?’’
‘’Je m’appelle Achille Roustam. Et toi ?’’
Je m’approchai et je lui dis : ‘’C’est l’Empereur !’’
‘’Tiens, c’est toi qui cours la chasse avec Papa ?’’
Sa Majesté me dit :
‘’Est-ce qu’il ne me connaît pas ?’’
‘’Sire, il a vu plus souvent Votre Majesté en habit de chasse, c’est pourquoi il la reconnaît moins, dans celui-ci.
L’empereur lui tira les oreilles, lui frotta la tête. L’enfant était enchanté et il semblait qu’il eût toujours beaucoup de choses à lui dire, mais Sa Majesté lui dit :
‘’Il faut que j’aille déjeuner. Tu viendras me revoir.’’ »
7. Napoléon prévisible
Enfin, terminons cette évocation, fatalement partielle, de Napoléon par deux témoignages illustrant quelques-unes des manies ou habitudes de Napoléon… Le baron Fain prend la parole en premier pour illustrer certaines manies de Napoléon :
« Quand il se promenait dans les allées de son jardin, il aimait à marcher un peu courbé, les mains dans ses poches, ou bien en se dandinant, les mains derrière le dos. Il avait un autre tic d'habitude que M. Bourrienne a très bien remarqué : c'était, en parlant ou en dictant, un mouvement involontaire de l'épaule droite qu'il relevait en même temps qu'il lui échappait un léger pincement de la bouche, de gauche à droite. Cela se répétait surtout quand il se laissait fortement préoccuper. »
Enchaînons par le récit de la façon de manger de Napoléon par son Grand-Ecuyer, le marquis Armand de Caulaincourt (1778-1827), qui prouve par ces lignes que si Napoléon aimait bien manger, il n’aimait pas, en revanche, s’éterniser à table :
« L’Empereur mangeait vite et avalait avec une telle vivacité qu’on pouvait croire qu’il mâchait peu ou même pas du tout. On a débité beaucoup de contes sur sa manière de vivre. La vérité est qu’il ne faisait que deux repas. Il préférait à tout le boeuf ou le mouton, les fèves, les lentilles ou les pommes de terre, le plus souvent en salade. Il était rare qu’il bût une bouteille de vin dans la journée. Il préférait le Chambertin. Après son déjeuner et son dîner, il prenait une tasse de café à l’eau. Toute sa recherche était là. Il l’aimait assez fort, depuis ses campagnes d’Egypte. Il préférait le moka. »
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